Article issu de sousnospieds.be, un site de vulgarisation dédié aux sols.

La longue descente des matières organiques mortes

Table des matières

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Dans cet article, nous allons nous attaquer à un sujet très complexe, que je vais bien sûr tenter de vulgariser au mieux : les matières organiques des sols. Mais avant ça, flashback !

Dans l’épisode précédent…

Dans l’article précédent, nous avons rencontré les matières organiques mortes, qui comptent pour entre 1 et 10 % de la masse des sols, loin derrière “les minuscules bouts de cailloux” (ou constituants minéraux) qui se chargent des 90 à 99 % restants. Malgré cette relative rareté dans les sols, les matières organiques mortes jouent un rôle prépondérant dans de très nombreuses fonctions écologiques qu’assurent les sols, fonctions dont nous tirons pour rappel de très nombreux services écosystémiques1.

graph TB; A[ 1 hectare sur 30 cm de profondeur ↪ **4000 tonnes** ] A -->|90 à 99 %| B[ Constituants minéraux ↪ ~ **3800 tonnes** ] A -->|1 à 10 %| C[ Matières organiques ↪ ~ **200 tonnes** ]

Extrait du diagramme résumant l’inventaire du contenu des sols réalisé dans l’article précédent.

Nous avons établi l’origine primaire de ces matières organiques mortes comme étant l’œuvre des organismes photosynthéthiques : algues, cyanobactéries, lichens mais surtout végétaux. Seuls à même de transformer le carbone inorganique présent dans l’atmosphère (sous forme de \( \ce{CO2} \)) en carbone organique, ces organismes photosynthétiques capturent au passage un peu d’énergie solaire et l’emprisonnent sous forme chimique dans les sucres (comme le glucose) ainsi fabriqués.

Nous nous sommes aussi rendu compte que si nous ne marchions pas aujourd’hui sur “un matelas de plusieurs dizaines de mètres d’épaisseur de débris végétaux”2, cela était dû aux organismes vivants dans les sols. Ceux-ci se nourrissent de ces débris et en renvoient une partie vers l’atmosphère sous forme de \( \ce{CO2} \) par un processus appelé respiration cellulaire, qui peut être vu comme l’inverse de la photosynthèse. L’énergie contenue dans les matières organiques est alors libérée et utilisée par les organismes pour leur fonctionnement.

\[ \ce{\color{red}{6C}O2} + \ce{6H2O} + \mathrm{Énergie} \mathrel{\mathop{\longleftrightarrows}^{\mathrm{photosynthèse}}_{\mathrm{respiration}}} \underbrace{\ce{\color{red}{C6}H12O6}}_\text{glucose} + \ce{6O2} \]

En allant directement à la case “respiration cellulaire” dans l’article précédent, nous avons été un peu vite en besogne ! Avant d’arriver à cette ultime étape de la décomposition qui transforme le carbone organique en \( \ce{CO2} \), les matières organiques mortes suivent un long chemin dans les sols que nous détaillerons dans la première partie de l’article. Nous y évoquerons aussi le sort des autres éléments qui composent les matières organiques, car il n’y a pas que du carbone là-dedans !

Nous répondrons ensuite à une autre question qui, je l’espère, vous intriguera autant qu’elle a intrigué les pédologues (et pas que !). Comme des billes lâchées au sommet de la pente d’un toboggan qui n’ont d’autre envie que de rouler jusqu’en bas, les matières organiques mortes n’ont normalement d’autre envie que de se décomposer. Le long chemin de la décomposition est donc en réalité… une longue descente. Les billes au sommet du toboggan, comme les matières organiques mortes, sont dites thermodynamiquement instables3. Et quand on est thermodynamiquement instable, ce que l’on veut par dessus tout, c’est devenir thermodynamiquement stable (logique, non ?). Pour les billes, cela consiste à rouler jusqu’en bas du toboggan : elles ne pourront pas tomber plus bas. Pour les matières organiques mortes, cela consiste à aller jusqu’à l’ultime étape de la décomposition et à se “désassembler” complètement en leurs constituants élémentaires : le \( \ce{CO2} \), l’eau et d’autres choses dont nous parlerons plus tard.

Pourquoi, dans ce cas, certaines matières organiques mortes persistent aussi longtemps dans les sols, parfois jusqu’à plusieurs siècles, semblant alors résister à l’inexorable décomposition4 ? C’est un peu comme si certaines billes lâchées du sommet de la pente du toboggan s’arrêtaient net en plein milieu de la descente et décidaient de rester là, comme suspendues à des fils invisibles, pendant des siècles et en dépit de la gravité qui devrait les entraîner vers le bas. Vous devriez maintenant être aussi intrigué.es qu’au début (et peut-être aussi à la fin) du film Tenet de Christopher Nolan. J’exagère ? Non.

Avant de décrire la théorie qui fait consensus aujourd’hui pour résoudre cette énigme, nous reviendrons sur deux autres théories qui – bien qu’obsolètes – parsèment encore de nombreux livres traitant des sols : la théorie de l’humification5, et la théorie de la préservation sélective. Vous serez ensuite bien équipé.es si vous deviez par hasard les rencontrer à l’avenir (et c’est très probable si vous vous intéressez aux sols) !

Mais d’abord, suivons le trajet des matières organiques mortes le long de cette fameuse descente qu’est la décomposition…

La longue descente des matières organiques mortes

Et en particulier, suivons le périple d’une petite feuille de tilleul tout juste tombée de son arbre.

Cette pauvre petite feuille de tilleul qui vient de tomber de son arbre est partie pour une longue descente dont elle n’a visiblement pas bien idée de l’issue.

Crédits : Krzysztof P. Jasiutowicz et Corpse Reviver, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons

Bien sûr, tout ce qui suit s’applique à toutes les matières organiques mortes se trouvant sur ou dans les sols : résidus végétaux en tout genre (tiges, racines, etc.), cadavres d’animaux vivant au-dessus des sols et dans les sols, bactéries et champignons morts. Mais aussi toutes les substances organiques sécrétées par ce petit monde durant leur vivant : de la bien visible bouse de vache aux plus subtiles substances organiques émises par les racines6 et les micro-organismes directement dans les sols !

Sous l’impulsion de la faune du sol

Notre petite feuille de tilleul tombée au sol sera d’abord mécaniquement fragmentée en morceaux progressivement de plus en plus petits. Ce travail mécanique est l’œuvre des animaux du sol – collemboles, acariens, vers de terre, etc. – qui possèdent tout l’équipement nécessaire pour mâchouiller, broyer, percer et découper. Les animaux vivant au-dessus du sol – dont vous – contribuent aussi à ce travail de fragmentation en piétinant les matières organiques mortes jonchant le sol.

Un collembole de l’espèce Isotoma viridis, dont le régime alimentaire est constitué d’hyphes de champignons et de feuilles mortes7. Franchement, c’est super mignon non ?

Crédit : Andy Badger, CC BY-SA 2.0, via Wikimedia Commons

En plus de ce véritable broyage, le travail mécanique de la faune du sol permet aussi8 :

  • d’ouvrir des brèches dans le cuticule – cette paroi protectrice cireuse qui fait perler les gouttes d’eau à la surface de notre petite feuille – rendant son intérieur plus accessible aux micro-organismes (bactéries et champignons),
  • d’intimement mélanger les petits morceaux de feuilles aux très nombreux micro-organismes qui habitent à l’intérieur même du système digestif des animaux du sol9, et
  • de déplacer et disperser les micro-organismes sur d’autres morceaux de feuilles mortes, que ces derniers pourront alors aussi coloniser.

Tout cela facilite et accélère le travail de décomposition des bactéries et des champignons.

C’est l’heure d’une petite expérience !

Pour illustrer cette synergie entre le travail de la faune du sol et celui des micro-organismes, Weil et Brady10 citent une petite expérience très intéressante11.

Dans cette expérience, 558 mg de feuilles de maïs sont enfermés dans 4 sacs en nylon qui diffèrent par la taille de leurs mailles : 0.02, 0.10, 1 et 7 mm. Ces différentes mailles vont plus ou moins restreindre l’accès de la faune du sol au contenu des sacs. Ils sont ensuite enterrés dans le sol pendant 10 semaines, déterrés, et leur contenu respectif soigneusement pesé. Les résultats sont présentés sur le graphique ci-dessous.

Qu’observe-t-on ? Les sacs aux mailles les plus fines – ceux qui restreignent le plus l’accès à la faune du sol et à ces plus gros représentants – ont moins perdu de masse que les autres. Autrement dit, la décomposition y a été moins rapide que dans les sacs plus accessibles à la faune du sol ! Cela montre donc bien que la faune du sol facilite le travail de décomposition des micro-organismes.

Assez rapidement, notre petite feuille de tilleul sera complètement méconnaissable. Fragmentée en petits morceaux et mélangée au sol par la faune du sol (dont les emblématiques vers de terre), elle aura comme disparu.

Mais nous ne sommes néanmoins pas encore au bout de la descente ! En parallèle de ce véritable broyage mené par la faune du sol – qui leur a donc bien facilité le travail – les micro-organismes agissent à une autre échelle.

Sous l’impulsion des micro-organismes

Si le travail mécanique des animaux du sol est plus visible et peut-être plus impressionnant, l’essentiel du travail de décomposition est en réalité l’œuvre des micro-organismes12 : bactéries et champignons. Rappelez-vous d’ailleurs que ceux-ci sont en moyenne bien plus abondants dans les sols que l’est la faune : 3,5 tonnes de champignons et 1,5 tonne de bactéries par hectare contre une tonne “seulement” pour les animaux du sol ! Non contents d’être plus abondants, ils sont par ailleurs aussi beaucoup plus actifs13.

Mais comment font les micro-organismes pour décomposer les matières organiques ? Contrairement aux animaux du sol, bactéries et champignons n’ont pas l’équipement nécessaire pour mâchouiller, broyer, percer et découper. Et leurs “bouches” – ou plus scientifiquement, les pores dans leur membrane cellulaire – sont si petites qu’ils ne peuvent rien absorber qui mesure plus de… 1 nanomètre (1 nm, pour les initiés)14. Vous vous rappelez de la minuscule taille des argiles (au sens granulométrique15) ? Et bien 1 nm, c’est encore 1000 fois plus petit. En ordre de grandeur, cela correspond à une petite dizaine d’atomes d’hydrogène les uns à côté des autres16. C’est difficile à se représenter, mais cela montre au moins que c’est vraiment minuscule !

Bonjour, nous sommes des bactéries filamenteuses répondant au doux nom de Streptomyces griseus. Vous trouvez que nous n’avons pas l’air bien équipées pour nous attaquer mécaniquement aux matières organiques mortes ? Ce n’est pas faux. Mais ne vous inquiétez pas pour nous, on a une autre solution. Ah et en passant, c’est à nous que vous devez la streptomycine, un antibiotique à large spectre. De rien17.

Crédit : Docwarhol, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

Pour réduire la taille des morceaux de la feuille de tilleul jusqu’à ce seuil de 1 nm où ils deviennent absorbables, et en l’absence de moyens mécaniques, les micro-organismes doivent recourir à des moyens biochimiques. Ils utilisent pour ce faire ce que l’on appelle des enzymes : des protéines spécialisées dans la facilitation de réactions chimiques qui, sans elles, auraient bien du mal à se produire à un rythme suffisant. Ces véritables machines moléculaires – par ailleurs absolument essentielles au monde vivant – sont capables de presque tout, dont de découper des grosses molécules en petites molécules ! Mentalement, on peut donc se représenter ces enzymes comme de minuscules paires de ciseaux.

Il existe parmi ces enzymes tout un tas de familles différentes, chacune avec sa propre spécialité. La famille des cellulases est par exemple spécialisée dans la découpe de la cellulose, une longue chaîne de 15 à 15 000 molécules de glucose18 à la queue leu-leu et qui est le constituant principal des végétaux. La famille des amylases est quant à elle spécialisée dans la découpe de l’amidon, tandis que les protéases sont spécialisées dans la découpe de protéines. Bref, vous aurez compris que l’on peut ajouter le suffixe -ase à toutes les familles de molécules organiques pour obtenir la famille d’enzymes correspondante19.

En zoomant vraiment très fort sur les fragments de notre petite feuille de tilleul, on y verrait de la cellulose : une longue chaîne de 15 à 15 000 molécules de glucose. Ici, on a zoomé encore plus fort. On ne voit donc qu’un tout petit segment de cette longue chaîne, constitué de 6 molécules de glucose se tenant par la main… jusqu’à ce qu’une enzyme de la famille des cellulases passe par là et les force à se lâcher !

Crédit : Benjah-bmm27, Domaine publique, via Wikimedia Commons

Petit polymère, quand te dépolymériseras-tu ? Je me dépolymériserai…

Ces longues chaînes constituées de molécules semblables mises bout-à-bout sont appelées des polymères. La cellulose, comme on l’a vu, est un polymère du glucose. Le glucose, quand il est tout seul dans son coin, n’est alors qu’un triste monomère20.

Pour faire une analogie, on pourrait dire qu’un train est un polymère de wagons tandis qu’un pauvre wagon isolé dans un sombre hangar de la SNCB est un monomère. Une “trainase” serait alors une enzyme capable de décrocher un wagon d’un train, ou de “dépolymériser” un train21. Dans cette analogie, les résidus végétaux en décomposition seraient d’immenses gares ferroviaires en cours de démantèlement.

Les polymères sont très courants dans le monde vivant, où on les appelle d’ailleurs parfois biopolymères. L’amidon est par exemple aussi un polymère de glucose (constitué lui de 600 à 100 000 wagons !) tandis que les protéines sont des polymères d’acides aminés.

Bactéries et champignons sécrètent donc ces enzymes dans leur environnement proche pour découper leur nourriture à une taille qui leur permettra de ne pas s’étouffer avec. Comme elles agissent à l’extérieur des cellules des micro-organismes, on parle d’enzymes extracellulaires (aussi appelées exoenzymes). Quelque part, c’est un peu comme si vous lanciez vos propres dents dans votre assiette pour les laisser découper vos aliments. Je ne vous conseille cependant pas d’essayer car cette analogie présente de très sérieuses limites.

Représentation schématique de la structure d’une enzyme de la famille des cellulases. Bon, je reconnais que c’est un peu plus complexe qu’une paire de ciseaux… En bas à gauche de cette enzyme – en vert clair avec quelques segments roses – on retrouve un tout petit morceau de la cellulose présentée plus haut. Seuls trois glucoses ont résisté et se tiennent encore par la main, mais plus pour longtemps…

Crédit : B.T.Riley, CC-BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

L’action des animaux du sol, purement mécanique ?

En réalité, l’action des animaux du sol n’est pas purement mécanique comme sous-entendu jusqu’ici. Ils sécrètent eux aussi des enzymes capables de découper davantage leurs aliments qui, in fine, doivent aussi atteindre une taille suffisamment faible pour être assimilables par les cellules de leur système digestif. On parle alors d’enzymes digestives.

Les micro-organismes habitant le système digestif des animaux du sol – au sein duquel ils sont nourris, logés, blanchis22 – contribuent aussi à cette digestion avec leurs propres enzymes. Exactement comme notre propre micro-biote intestinal, d’ailleurs ! C’est une forme de mutualisme, une interaction favorable entre plusieurs espèces.

En passant, on voit que la décomposition n’est pas un processus linéaire qui impliquerait d’abord uniquement les animaux du sol et ensuite seulement les micro-organismes. Même si le travail mécanique des animaux du sol facilite le travail des micro-organismes, comme illustré par l’expérience décrite plus haut, tout cela a en réalité lieu plus ou moins en même temps.

Comme c’est très important, je me permets de le répéter : qu’ils soient directement dans le sol, ou dans le tube digestif des animaux du sol, les micro-organismes sont de loin les principaux acteurs de la décomposition. Mais attention, cela ne signifie pas pour autant que les micro-organismes font tout le travail seuls ! Comme l’illustre l’expérience citée plus haut, tous les maillons de la chaîne sont nécessaires à la décomposition.

Et jusqu’à l’intérieur même des cellules

Ça y est, les polymères constituant notre feuille de tilleul ont été suffisamment dépolymérisés. Ces petits polymères sont maintenant prêts à franchir les pores des membranes cellulaires des micro-organismes ! (Et, dans une moindre mesure donc, des cellules du système digestif des animaux du sol.)

Que se passe-t-il ensuite, une fois ces molécules de petites tailles à l’intérieur des cellules ? Pour répondre à cette question, laissez-moi vous présenter le métabolisme.

Bonjour, je suis le métabolisme

Je suis l’ensemble des réactions chimiques qui se déroulent dans les cellules d’un organisme vivant. J’ai deux composantes :

  • l’anabolisme, qui est responsable des réactions qui construisent des molécules comme les polymères déjà évoqués : cellulose, amidon, protéines, etc., et
  • le catabolisme, qui se charge lui des réactions qui dégradent des molécules pour en tirer l’énergie nécessaire à d’autres réactions, comme le fait la fameuse respiration cellulaire déjà évoquée aussi.

Un petit moyen mnémotechnique ? “Quand tout se dégrade, c’est la cata.” Je n’ai pas trouvé mieux, désolé.

Deux voies sont donc possibles pour nos chers petits polymères parvenus à l’intérieur des cellules : la voie anabolique et la voie catabolique.

La voie catabolique

Continuons d’abord à suivre le sens de la dégradation, c’est-à-dire la voie… catabolique. (Mon moyen mnémotechnique vous a-t-il aidé ?) Bref, on continue dans le sens de la décomposition, et donc de la descente ! D’ailleurs, coïncidence, catabolisme vient du grec ancien katabolê qui signifie “jeter en bas” : on est donc bien dans le thème de la descente !

Sur cette voie catabolique, les petits polymères continuent donc à être dépolymérisés par des enzymes, qui ne les lâchent décidément pas. Cette fois, comme on est maintenant à l’intérieur des cellules, il s’agit d’enzymes intracellulaires (ou endoenzymes). Mais le principe est exactement le même : elles découpent sans relâche. Ce travail de découpe des petits polymères continue jusqu’à obtenir… des monomères, bien sûr !

Crédit : Benjah-bmm27, Domaine publique, via Wikimedia Commons

Et là, ça y est. Nous sommes arrivés à la toute fin de cette longue descente durant laquelle notre pauvre petite feuille de tilleul a progressivement été découpée en morceaux de plus en plus petits. Il ne reste que l’ultime étape, celle où l’on tombe sur le sol – encore lui ! – en fin de toboggan, et qui verra ces tristes monomères retourner dans le monde inorganique, libérant au passage un peu d’énergie pour la cellule où cela a lieu.

Pour reprendre l’analogie du train employée plus haut, nous avons presque entièrement démonté le wagon après l’avoir décroché du train, et sommes sur le point de vendre les pièces détachées en seconde main pour en tirer un profit. Ce profit, c’est de l’énergie, donc.

Mais en ce qui concerne notre feuille de tilleul, que sont ces pièces détachées ? On sait déjà qu’il y a le carbone, noté \( \ce{C} \) par les chimistes. Mais il n’y a pas que ça ! On y trouve aussi de l’hydrogène \( \ce{H} \), de l’oxygène \( \ce{O} \), de l’azote \( \ce{N} \), du phosphore \( \ce{P} \) ou encore du soufre \( \ce{S} \). Mis bout-à-bout, cela fait \( \ce{CHONPS} \), ce qui ne veut rien dire mais est assez facile à retenir. On y trouve bien sûr encore moultes autres choses mais ces 6 éléments sont largement les plus abondants dans notre petite feuille, et dans le monde vivant en général.

Au final, le carbone retourne comme on le sait à sa forme inorganique, le \( \ce{CO2} \), et repart vers l’atmosphère. L’hydrogène et l’oxygène sont quant à eux libérés sous forme d’eau, \( \ce{H2O} \). C’est la respiration cellulaire, évoquée en introduction et dans l’article précédent, qui se charge de ces trois là. Quant à l’azote, il est par exemple libéré sous forme d’ammonium \( \ce{NH4+} \), tandis que phosphore et soufre sont libérés sous forme de phosphate \( \ce{PO4^{3-}} \) et de sulfate \( \ce{SO4^{2-}} \). Cette libération de substances inorganiques (ou minérales) à partir de matières organiques s’appelle la minéralisation, un terme qui englobe aussi la respiration cellulaire. La descente de la décomposition est alors terminée : la partie de notre petite feuille de tilleul qui a suivi jusqu’au bout la voie catabolique a été entièrement désassemblée en ses constituants élémentaires. Ce sera le destin de la majeure partie de notre petite feuille de tilleul23.

Ammonium, phosphate et sulfate pourront ensuite être ré-utilisées directement par la cellule, ou rejetées dans le sol où d’autres organismes (dont les plantes !) les absorberont peut-être. On aperçoit ici le rôle essentiel de la décomposition dans le recyclage des nutriments ! Sans décomposition, les nutriments prélevés par les organismes ne seraient pas restitués à leur environnement à leur mort, et ne seraient donc plus disponibles pour les suivants…

Et si on remontait un peu : la voie anabolique

Il reste donc à explorer l’autre voie possible pour les petits polymères parvenus à l’intérieur des cellules, la voie anabolique. Toujours avec cette analogie du train, cette voie consisterait quant à elle à assembler un autre train avec plusieurs wagons préalablement décrochés et quelques pièces détachées obtenues çà et là.

Une faible proportion des petits polymères (ou des monomères qui en découlent) suivra cette autre voie. Au prix d’une certaine dépense d’énergie par la cellule qui les a absorbés, ils seront utilisés comme briques de base pour construire d’autres molécules nécessaires au développement ou au fonctionnement de l’organisme. Par exemple, pour fabriquer une de ces fameuses enzymes dont on a tant parlé. Mais aussi – plus fondamentalement – pour complètement fabriquer un nouvel organisme, comme une bactérie par exemple : sa membrane cellulaire, les différentes structures spécialisées qu’elle renferme, son ADN, etc.

En étant réincorporés dans un organisme vivant, ces petits polymères rebroussent alors en quelque sorte le chemin de la décomposition et remontent la pente du toboggan. Et devinez-quoi ? Anabolisme vient du grec ancien anábolê qui signifie “lancement du bas vers le haut” (du toboggan, donc, mais ça les grecs ne le disent pas). Comme quoi, tout se tient !

Crédit : Benjah-bmm27, Domaine publique, via Wikimedia Commons

Cette remontée de quelques petits polymères n’est néanmoins que provisoire. À la mort du micro-organisme qui les a assemblés en un plus grand polymère, la longue descente de la décomposition reprendra inexorablement. À moins que quelque chose puisse momentanément arrêter leur descente… mais ça, c’est pour la deuxième partie de l’article !

Certains de ces petits polymères seront peut-être à nouveau incorporés dans d’autres micro-organismes se délectant des restes ou des excrétions de leurs semblables. Repoussant l’ultime étape de la décomposition, ils repartiront alors pour un énième tour de toboggan, comme des enfants infatigables qui remonteraient sans cesse la pente du toboggan à contre-sens24 !

Que retenir de tout cela ?

Ce plongeon dans les détails de la décomposition nous a déjà mené bien loin ! Pour résumer, voici un petit schéma et quelques points clés dans un bel encadré bleu.

Sous l’impulsion de la faune du sol et des micro-organismes, les matières organiques mortes diminuent progressivement en taille. En dessous du seuil de 1 nm, elles peuvent entrer dans les cellules où deux voies s’offrent à elles : la voie catabolique (flèches rouges) via laquelle la décomposition continue jusqu’au stade ultime (la minéralisation) et la voie anabolique (flèches bleues) via laquelle une petite partie d’entre elles remonte un peu la pente. (La partie de gauche est inspirée de Lehmann et al.25)

Crédits : Krzysztof P. Jasiutowicz et Corpse Reviver, CC BY-SA 3.0, Benjah-bmm27, Domaine publique, via Wikimedia Commons

Quelques points clés dans un bel encadré bleu

  • Les matières organiques mortes représentent une source de nourriture et d’énergie pour les animaux du sol et les micro-organismes (bactéries et champignons) ;
  • Ceux-ci réduisent progressivement la taille des matières organiques mortes
    • mécaniquement : c’est l’œuvre des animaux du sol (et aussi de la surface !), qui facilitent en passant le travail des micro-organismes, et
    • biochimiquement : c’est l’œuvre des enzymes, ces minuscules paires de ciseaux sécrétées principalement par les micro-organismes.
  • L’essentiel de la décomposition est assurée par les micro-organismes (mais tous les maillons de la chaîne sont néanmoins nécessaires !) ;
  • L’étape ultime de la décomposition s’appelle la minéralisation : les constituants élémentaires des matières organiques (\(\ce{CHONPS}\)) sont libérés sous forme inorganique dans les sols. (Et certains s’en échappent, comme le \( \ce{CO2} \) qui retourne à l’atmosphère.) ;
  • La décomposition permet ainsi le recyclage des nutriments essentiels à la vie (ammonium, phosphate, sulfate, etc.) ;
  • Une partie des matières organiques mortes est intégrée aux organismes vivants dans les sols (en particulier les micro-organismes).

L’énigme des billes suspendues

Il nous reste donc cette épineuse question de la persistance de certaines matières organiques mortes dans les sols. Si la décomposition est leur tendance naturelle – comme l’est le sens de la pente pour les billes lâchées au sommet du toboggan –, comment expliquer que certaines matières organiques mortes persistent plusieurs siècles dans les sols ? À nouveau, cela est aussi intriguant que si certaines billes s’arrêtaient net en plein milieu de la descente – comme suspendues à des fils invisibles – tandis que les autres attendent en bas depuis belle lurette.

Comme annoncé dans l’introduction, revenons d’abord sur deux théories qui ont tenté de résoudre cette énigme, en commençant par la plus ancienne, la théorie de l’humification. Remontons donc un peu dans le temps…

Non. Vous savez quoi ? Cet article est déjà bien assez long (c’est en tout cas l’avis de mon petit panel de relecteur.rices), je vais donc recourir à une stratégie digne des meilleures séries télévisées et terminer cet épisode par :

À suivre...

(Désolé.)

P.-S. : pour toute question, remarque ou retour, n’hésitez pas à me contacter en cliquant ici.

Remerciements

Merci à mon petit panel de relecteur.rices (même s’il me force à couper mes articles en deux) et à Yannick Agnan, professeur de sciences du sol à l’UCLouvain, pour leur relecture attentive.

Merci aussi à mes 8 supporter.rices sur la plateforme Buy me a coffee ♥ ! Grâce à leur générosité, l’hébergement du site web est déjà payé pour l’année 2025. À partir de maintenant, c’est du bonus pour mes longues heures d’écriture ! (Et pour un jour offrir une boîte de chocolats à mes relecteur.rices !)

Merci à François de m’avoir soufflé l’ordre de grandeur d’une dizaine d’atomes d’hydrogène pour illustrer ce qu’est 1 nanomètre.

Références et notes


  1. Rendez-vous à la fin de la section “De très nombreuses définitions” de l’article précédent si ces deux termes ne vous disent rien ! Revenir en haut ↑

  2. Balesdent et al., 80 clés pour comprendre les sols, Quae, 2023, p. 25. Revenir en haut ↑

  3. Hedges et al., The molecularly-uncharacterized component of nonliving organic matter in natural environments, Organic Geochemistry, 2000. Pour les plus scientifiques d’entre-vous, je mettrai de temps en temps des extraits des articles cités, comme ci-dessous :

    “Organic matter is a thermodynamic anomaly atop a free energy precipice that drops off on all sides to dispersed, stable ingredients such as carbon dioxide, water, nitrate and phosphate.”

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  4. Ibid.

    “Nevertheless, nonliving organic molecules persist in essentially all natural environments, where on average they greatly outweigh biochemicals in the living organisms from which they derive.”

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  5. À ne pas confondre avec la théorie de l’humus, une théorie – obsolète elle-aussi – sur la nutrition des plantes. Revenir en haut ↑

  6. En jargon de pédologue, on parlerait pour ces dernières de “rhizodépôts”, le préfixe “rhizo” signifiant “racine”. Revenir en haut ↑

  7. Rochefort et al., Species diversity and seasonal abundance of Collembola in turfgrass ecosystems of North America, Pedobiologia, 2006. Revenir en haut ↑

  8. Weil & Brady, The Nature and Properties of Soils, Pearson, 15th (global) edition, 2017. Revenir en haut ↑

  9. Et oui, comme nous, les animaux du sol ont leur propre micro-biote. On y reviendra brièvement plus tard. Revenir en haut ↑

  10. Weil & Brady, op. cit., p. 492. (Il s’agit d’un livre de référence sur les sols que je citerai probablement souvent.) Revenir en haut ↑

  11. Weil, R. R. and Kroontje, W., Organic Matter Decomposition in a Soil Heavily Amended with Poultry Manure, Journal of Environmental Quality, 1979.

    “(…) the total amount of leaf disappearance was generally greater in the 1.0- and 7.0-mm mesh bags than in the 0.02- and 0.1-mm mesh bags, indicating a significant contribution by the meso- and macrofauna in the soil.”

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  12. Basile-Doelsch et al., Reviews and syntheses: The mechanisms underlying carbon storage in soil, Biogeosciences, 2020.

    “Biochemical reactions that occur during organic matter decomposition are mainly induced by microorganisms (fungi and bacteria), whether thay are soilborne or associated with fauna (soil fauna and herbivores).”

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  13. Gobat et al., Le sol vivant : base de pédologie - biologie des sols, Presses Polytechniques et Universitaires romanes, 2013, p. 41 :

    “Les micro-organismes du sol à l’aplomb d’une vache dans un pâturage ont ainsi une activité métabolique globale dix fois plus élevée que celle de l’animal !”

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  14. Basile-Doesch et al., op. cit., figure 3. Revenir en haut ↑

  15. Rappelez-vous que le terme “argile” peut faire référence à une catégorie de taille (argile granulométrique) et à un type particulier de minéraux (argile minéralogique). Mieux vaut donc préciser de quoi on parle ! Revenir en haut ↑

  16. 1 nanomètre, c’est aussi la taille approximative des briques de base du monde vivant : acides aminés (constituants des protéines), nucléotides (constituants de l’ADN et de l’ARN), glucose, etc. Voir à ce sujet l’excellent site Cell biology by the numbers (en anglais) :

    “(…) if one has to carry one round number to utilize for thinking about sizes of small building blocks such as amino acids, nucleotides, energy carriers etc., 1 nm is an excellent rule of thumb.”

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  17. Vous ne l’aviez pas vu venir celui-là hein ? La production de médicaments fait partie des services écosystémiques des sols ! Revenir en haut ↑

  18. Vous vous rappelez du glucose, ce produit de la photosynthèse évoqué dans l’article précédent et dans l’introduction ? Je vous avais bien dit qu’une partie servait à fabriquer des molécules plus complexes ! La cellulose en est un exemple. Revenir en haut ↑

  19. Le suffixe “-ase” vient du grec ancien diástasis qui signifie “séparation”. Ce terme était d’ailleurs avant synonyme de enzyme. Une fois de plus, merci le Wiktionnaire ! Maintenant que vous avez compris quelle était ma source pour les questions d’étymologie, je vais me permettre d’arrêter de la mentionner. Revenir en haut ↑

  20. Le suffixe “-mère” vient du grec mairos qui signifie “partie”. Revenir en haut ↑

  21. Cette analogie a ses limites. Tous les polymères ne sont en effet pas constitués d’une simple chaîne linéaire comme l’est un train. C’est le cas par exemple de l’amidon, qui présente plus ou moins de ramifications selon les cas. Jusqu’ici, je ne suis encore jamais monté dans un train ramifié (et c’est peut-être mieux ainsi). Revenir en haut ↑

  22. Et non, pas blanchis. Les dernières études révèlent en effet que les micro-organismes ne portent pas de vêtements. D’après les chercheurs, la cause serait l’impossibilité technique de fabriquer des vêtements de taille XXXXXXXXXXS combinée au goût prononcé des micro-organismes pour la nudité car, et je les cite, “il est essentiel pour nous d’exposer nos membranes cellulaires à notre environnement”. Revenir en haut ↑

  23. Sur 100 g de carbone organique incorporé au sol, 65 à 85 g seront renvoyés vers l’atmosphère sous forme de \( \ce{CO2} \) en une année. (Weil & Brady, op. cit., p. 564.) Revenir en haut ↑

  24. Basile-Doelsch et al., op. cit. :

    “Synthesis of new organic molecules from small-molecular-weight organic compounds occurs in microorganisms cells in so-called anabolic reactions. (…) C incorporated by microorganisms and then reincorporated into soil organic matter is repeatedly recycled.”

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  25. Lehmann et al., The contentious nature of soil organic matter, Nature, 2015. Revenir en haut ↑