Avant tout, qu'est-ce qu'un sol ?
Table des matières
“À bien des égards, le sol sous nos pieds est aussi étranger qu’une planète lointaine. Les processus se déroulant dans les premiers centimètres de la surface de la Terre sont à la base de toute vie sur les terres émergées mais l’opacité des sols a considérablement limité notre compréhension de leur fonctionnement. En tant que créatures de la surface, nous avons une vision résolument déformée de ce monde souterrain qui nous nourrit.”
Andrew Sugden, Richard Stone et Caroline Ash1
Je ne pense pas qu’il existe de meilleure citation pour inaugurer ce site de vulgarisation dédié aux sols, dont l’objectif est – au moins un peu – de lutter contre cet état de fait. En plus, commencer par une citation, ça fait toujours son effet.
Dans ce premier article, on va commencer à la base et répondre à deux questions :
- qu’est-ce qu’un sol ?
- que trouve-t-on dans un sol ?
De très nombreuses définitions

Bonjour, je suis un sol accueillant des oignons et quelques carottes. Mais que suis-je vraiment ? De quoi suis-je fait ? C’est ce que vous allez découvrir dans cet article !
Chaque livre traitant des sols propose à peu près sa propre définition. Si l’idée n’est évidemment pas d’en faire une revue exhaustive (auquel cas vous ne reviendrez certainement jamais me lire ici), passons quand même rapidement en revue quelques définitions complémentaires.
Blume et al.23 commencent par définir les sols comme
“la partie biologiquement active de la couche la plus externe de la croûte terrestre, d’une épaisseur allant de quelques centimètres à quelques dizaines de mètres”.
Cette épaisseur est à comparer aux 6370 km séparant le centre de la Terre de sa surface. Blume et al. parlent alors des sols comme formant la “fine et fragile peau de la Terre”.
Ils continuent leur définition et ajoutent
“les sols sont délimités en dessous par la roche, et au-dessus par la végétation et l’interface avec l’atmosphère”.
On retrouve cette notion d’interface lorsque les sols sont définis comme
“lieux d’échanges d’énergie et de matière entre le monde des roches (la lithosphère), l’air (l’atmosphère), l’eau (l’hydrosphère) et le monde du vivant (la biosphère)”.
En voyant cela, les sols étaient un peu jaloux de ne pas avoir leur propre suffixe en “sphère”. On les regroupe donc parfois dans ce que l’on appelle la pédosphère. D’une part parce que “solsphère” c’est quand même très moche, et d’autre part parce que les scientifiques adorent le grec. Le préfixe “pédo” vient en effet du grec pédon, qui signifie “sol”4. La pédologie est ainsi la science des sols et le pédologue le spécialiste des sols.
Les sols, regroupés dans la pédosphère, sont au carrefour du monde des roches (la lithosphère), de l’air (l’atmosphère), de l’eau (l’hydrosphère) et du vivant (la biosphère). Les flèches représentent les échanges d’énergie et de matière entre ces différents mondes.
À l’exception de l’hydrosphère, on retrouvait déjà implicitement les 3 autres “sphères” dans les deux premières définitions citées plus haut.
Il est aussi possible de définir les sols comme
“le produit de l’altération, du remaniement et de l’organisation d’un matériau parental au cours du temps sous l’influence du climat, des organismes vivants et du relief.”5
Ici, la formation et l’évolution des sols (collectivement regroupées sous le terme de pédogenèse) et ses différents facteurs (climat, organismes vivants, matériau parental, relief et temps)6 sont mis en avant. On insiste sur les sols comme étant le résultat de différents processus.
Matériau parental ou roche-mère ?
Le matériau parental est donc le matériau sous-jacent qui a donné naissance au sol. Pour cette raison, on l’appelle parfois aussi roche-mère. Néanmoins, ce terme n’est pas trop apprécié des pédologues professionnels7. Le mot “roche” évoque en effet trop souvent – à tort – une roche dure (comme le granite) alors que les matériaux parentaux dont sont issus les sols peuvent aussi être des roches meubles. De manière générale, mieux vaut donc utiliser le terme “matériau parental” ! (Mais entre nous, et maintenant que la clarification est faite, il m’arrivera d’utiliser l’un ou l’autre selon le contexte.)
Enfin, on peut définir les sols sur base de leurs fonctions écologiques. Les sols peuvent ainsi être définis comme
“des objets naturels capables de supporter la croissance de plantes et de fournir un habitat à de nombreux organismes, d’assurer l’infiltration, la rétention et la filtration de l’eau, d’échanger des gaz avec l’atmosphère et ainsi de réguler sa composition, ou encore de stocker et recycler des matières organiques et des nutriments.”
On voit déjà, au-travers de cette 4e et dernière définition, à quel point les sols nous sont absolument essentiels ! Ces fonctions écologiques nous rendent en effet de très nombreux services écosystémiques dont on aurait bien du mal à se passer : production de nourriture, de fibre ou de bois, régulation de la quantité et de la qualité des eaux de surface ou souterraines, régulation du climat, etc.
Que retenir de tout cela ?
Disons 5 choses (ce serait vraiment top !) :
- les sols sont biologiquement actifs ;
- les sols sont délimités en-dessous par un matériau parental (une roche au sens large) et au-dessus par la végétation ;
- les sols sont un lieu de rencontre et d’échanges entres les différentes “sphères” de la planète ;
- les sols sont le résultat de différents processus de formation et d’évolution qui dépendent de 5 facteurs : climat, organismes vivants, matériau parental, relief et temps ;
- les sols sont capables d’assurer tout un tas de fonctions écologiques, dont nous tirons de nombreux services écosystémiques absolument indispensables.
C’est mémorisé ? Bien. Passons à la suite !
Bon, mais qu’y a-t-il dans un sol ?
Au-delà de ces définitions parfois un peu abstraites, il est intéressant de définir les sols par leurs constituants. Autrement dit, que trouve-t-on en moyenne dans un sol ?
En réalisant cet inventaire du contenu des sols, nous aborderons déjà quelques processus essentiels à leur fonctionnement !
Il y a beaucoup de… vide ?!
Étrange façon de commencer un inventaire, mais oui, en moyenne, le volume d’un sol est constitué à 50 %… de vide ! C’est ce que l’on appelle la porosité du sol : un réseau de pores de tailles très variables plus ou moins bien connectés entre eux. Bien sûr, ces pores ne sont pas réellement vides. Ils contiennent de l’air et de l’eau en proportions variables. Lorsqu’il pleut, l’eau chasse l’air qui occupait une partie de la porosité et celui-ci est expulsé vers l’atmosphère. Il devra attendre que l’eau percole plus en profondeur, s’évapore vers l’atmosphère ou soit absorbée et transpirée par les végétaux pour retrouver sa place dans les vides du sol. On voit déjà ici les liens qui unissent sols, atmosphère et hydrosphère !
En règle générale, on peut retenir que la porosité d’un sol contient à peu près moitié d’eau et moitié d’air.
Un peu de vocabulaire
Dans les livres de sciences du sol, vous retrouverez peut-être plus souvent les termes “atmosphère du sol” pour désigner l’air du sol et “solution du sol” pour l’eau du sol. Ce dernier terme permet de mettre en évidence le fait que l’eau du sol n’est pas pure ! Elle contient de faibles quantités de substances dissoutes, c’est-à-dire “en solution”.
Il ne nous reste donc plus que 50 % du volume du sol à décrire ! Facile, après avoir éliminé les vides (qui ne le sont pas vraiment comme vous l’avez compris), il nous reste ce que l’on appelle communément… la terre !
Distribution de volume typique d’un sol : 25 % d’eau, 25 % d’air et 50 % de terre.
De la terre… mais encore ?
Quand je demande aux participants des “Ateliers des sols vivants” que j’anime parfois ce qu’est la terre, il m’arrive d’entendre cette phrase que j’aurais d’ailleurs moi aussi pu prononcer avant de m’intéresser aux sols :
Bah la terre, c’est de la terre quoi.
Jean Michel Àpeuprès
Bien que ce raisonnement soit correct par définition, tentons d’aller un peu plus loin.
D’abord, on peut distinguer la “terre” par son caractère solide, contrairement à l’atmosphère du sol qui est gazeuse et la solution du sol qui est liquide. Mais cela n’est pas très informatif.
Prenons un cas concret pour détailler notre inventaire : une surface d’un hectare (10 000 m², soit l’équivalent de deux terrains de foot), sur une profondeur de 30 centimètres. Une fois l’eau évacuée, ces 3000 m³ de sol pèsent en moyenne environ 4000 tonnes. (Si vous avez bien suivi jusqu’ici, vous savez aussi que dans ces 3000 m³, on trouve environ 1500 m³ de “vide”, c’est quand même fou non ?)
Mais que trouve-t-on dans ces 4000 tonnes ? Commençons par le plus abondant !
Des très petits bouts de cailloux
Sur les 4000 tonnes excavées (en pensée, bien sûr, ne faites pas ça chez vous), on trouvera d’abord 90 à 99 % de constituants minéraux, que l’on peut se représenter mentalement comme de minuscules bouts de cailloux de tailles très variables et de natures très diverses. (Veuillez noter la subtile emphase sur le mot “très”, nous y reviendrons.)
D’où viennent ces constituants minéraux qui pèsent si lourd dans les sols ? De cette bonne vieille lithosphère que je vous ai présentée tout à l’heure, bien sûr ! Qui d’autre que le monde des roches (au sens large) pour fournir les sols en très petits bouts de cailloux ?
Les constituants minéraux que l’on retrouve dans les sols sont le résultats de deux processus affectant le matériau parental (ou la roche-mère, donc) :
- d’une part, un processus physique que l’on appelle la désagrégation : sous l’action du vent, du soleil, du gel, de l’eau mais aussi d’organismes vivants (pensez à la pression exercée par une racine s’enfonçant dans une fissure d’un bloc de roche, par exemple), les roches sont progressivement fractionnées en morceaux de plus en plus petits ;
- d’autre part, un processus chimique que l’on appelle l’altération : l’eau, plus ou moins chargée en dioxyde de carbone8, en oxygène ou en acides organiques transforme ou dissout les minéraux dont le matériau parental est fait. Les organismes vivants contribuent aussi à l’altération, par exemple en enrichissant l’eau en dioxyde de carbone par leur respiration, ou en sécrétant des acides organiques.
Main dans la main, ces deux processus s’allient pour – passez-moi l’expression – péter la gueule aux roches.

Salut, je suis un bloc de granite et je ne passe pas particulièrement un bon moment. D’une part, je suis visiblement en train de me désagréger en deux blocs et d’autre part, je suis couvert de lichens qui contribuent à ma lente altération en sécrétant des acides organiques favorisant la dissolution des minéraux dont je suis constitué. Pas cool. Je vous souhaite néanmoins une bonne journée.
Et ces constituants minéraux des sols, vous en avez sûrement déjà entendu parler ! Quand on les range par catégorie de taille, ou, plus classe, quand on fait une analyse granulométrique, on les appelle sables, limons et argiles (du plus grand au plus petit). Les sables mesurent entre 50 µm et 2000 µm (ou 2 mm), les limons entre 2 et 50 µm et les argiles moins de 2 µm9. Mais peu importe les tailles exactes, ce qu’il est important d’avoir en tête, c’est la grande différence de taille qui existe entre les particules les plus petites (les argiles) et les plus grosses (les sables) : c’est à peu près la même différence qu’entre une bille d’enfant (1 à 2 cm) et le ballon d’une montgolfière (15 à 20 m)10.
Grâce à mes talents de graphiste, j’ai pu réaliser cette superbe infographie illustrant la colossale différence de taille entre les différentes classes granulométriques des sables, limons et argiles. À gauche, un cercle représentant la catégorie de taille des sables. À sa droite, un cercle 50 fois plus petit représentant la catégorie de taille des limons. Vous ne me croirez peut-être pas, mais à la droite de ce cercle se trouve encore un 3e cercle, 20 fois plus petit encore et représentant la catégorie de taille des argiles. D’après la NASA contactée par téléphone, le 1er cercle est donc 1000 fois plus grand que le 3e.
Ne pas confondre granulométrie et minéralogie
Il est important de bien comprendre que les termes sables, limons et argiles utilisés ici font uniquement référence à des catégories de taille. Cela ne dit rien (ou presque) de la nature des minéraux, qui relève elle du domaine de la minéralogie. On peut par exemple trouver du quartz et des micas (deux natures minéralogiques) dans les trois catégories de taille.
Pour compliquer les choses, certains termes font à la fois référence à une catégorie granulométrique et à une nature minéralogique. C’est le cas des argiles, qui représentent à la fois la catégorie granulométrique des particules dont la taille est inférieure à 2 µm et une famille minéralogique, celle des phyllosilicates.
Accrochez-vous, ce n’est pas fini. Il se trouve en plus que la catégorie granulométrique des argiles (taille inférieure à 2 µm) est principalement constituée… d’argiles au sens minéralogique (c’est-à-dire de phyllosilicates). Malgré cela, les deux termes ne sont pas équivalents. On trouve par exemple aussi des argiles minéralogiques dans la catégorie granulométrique des limons. Il vaut donc toujours mieux préciser de quelle argile on parle : argile granulométrique ou argile minéralogique.
De la même manière, la catégorie granulométrique des sables étant principalement composée de grains de quartz, l’amalgame entre sable (une catégorie de taille) et quartz (une nature minéralogique) est souvent fait.
Bref, pas de panique si ce jargon vous semble obscur pour le moment (il l’est un peu) ! Passons à la suite.
Et des matières organiques…
Revenons sur nos 4000 tonnes de terre excavées (toujours en pensée, j’insiste). Après avoir éliminé la fraction minérale, il ne nous reste que 1 à 10 % de la masse à décrire, soit entre 40 et 400 tonnes. Pour faciliter la discussion, coupons la poire en deux et disons qu’il nous reste 200 tonnes à décrire, soit 5 % de la masse du sol. (Les 95 % restants étant donc les constituants minéraux dont on vient de parler.)
Cette masse, relativement faible au regard des 3800 tonnes appartenant au monde minéral mais néanmoins non-négligeable, appartient cette fois au monde organique. Autrement dit, ces 200 tonnes ont appartenu ou appartiennent encore au monde vivant.
Parmi ces 200 tonnes de matières organiques, environ 5 % seulement (soit une douzaine de tonnes) sont des matières organiques vivantes, ou pour le dire autrement, des organismes vivants : bactéries, champignons, animaux du sol sans oublier les racines des végétaux.
Les 95 % de matières organiques restant sont donc des matières organiques mortes. Dans le langage courant, on fait parfois référence à ces matières organiques mortes en utilisant le terme “humus”.
Mais attention, il y a humus et humus
Tout comme il y a argile et argile, il y a aussi humus et… humus. Un forestier et un agronome, par exemple, ne parlent pas de la même chose quand ils parlent d’humus. Je clarifierai les différents sens du terme dans un futur article (une pratique communément appelée teasing). En attendant, mieux vaut utiliser le terme “matières organiques mortes” pour éviter toute confusion !
… majoritairement mortes !
Mais d’où vient toute cette matière organique morte que l’on retrouve dans les sols ? Des cadavres de bactéries, champignons et animaux du sol dites-vous11 ? C’est vrai. Mais la grande majorité des organismes vivants que vous venez de citer sont comme nous : ils doivent d’abord manger de la matière organique pour produire leur propre matière organique. Leur matière organique ne tombe pas du ciel. On dit qu’ils sont hétérotrophes. Ils sont donc même plutôt du côté des consommateurs de matières organiques ! Donc bien essayé, mais cela ne nous éclaire pas sur l’origine primaire des matières organiques que l’on retrouve dans les sols.
Pour expliquer la présence de matières organiques dans les sols, il faut donc se tourner vers les organismes dits autotrophes, que l’on appelle aussi les producteurs primaires. Ces organismes, contrairement aux hétérotrophes donc, sont capables de fabriquer de la matière organique à partir de matière inorganique (ou minérale). Et le processus capable de faire cela, vous le connaissez : c’est la photosynthèse ! Les organismes photosynthétiques – algues, cyanobactéries, lichens et végétaux – sont donc à l’origine des matières organiques que l’on retrouve dans les sols. Ces organismes, par le biais de la photosynthèse et à l’aide d’énergie fournie par le soleil, transforment le carbone inorganique présent dans l’atmosphère sous forme de \( \ce{CO2} \) en carbone organique12, par exemple du glucose. Dans le cas des organismes autotrophes, on peut donc presque dire que leur matière organique tombe du ciel ! En équation, cela donne
En passant, l’énergie solaire a été convertie en énergie chimique et se retrouve stockée dans les liaisons entre atomes de carbone que contient le glucose. Une partie du glucose produit est ensuite utilisée pour synthétiser des molécules organiques plus complexes et ainsi “construire” la matière organique de l’organisme.
À leur mort, ces organismes photosynthétiques laissent derrière eux leur matière organique et en enrichissent ainsi les sols sur lesquels ils ont poussé et auxquels ils ont empruntés quelques nutriments13. Voilà qui explique l’origine primaire des matières organiques mortes que l’on trouve dans les sols.
Si j’ai fait honneur à quelques oubliés de la photosynthèse jusqu’ici – algues, cyanobactéries et lichens – il faut reconnaître que dans la plupart des cas, les végétaux occupent le devant de la scène et assurent la plus grande partie de la production des matières organiques. Par ailleurs, les racines des végétaux font partie des matières organiques vivantes que l’on retrouve dans les sols, à hauteur d’environ 6 tonnes sur le total de 12 tonnes de matières organiques vivantes ! La section suivante, dédiée justement à l’inventaire de ces matières organiques vivantes, n’appréciera peut-être pas qu’on lui ait ici volé ces 6 tonnes de racines… Les sections d’un article de blog ont-elles des sentiments ? Pardon, je divague14.
Si l’histoire s’arrêtait là, “nous marcherions actuellement sur un matelas de plusieurs dizaines de mètres d’épaisseur de débris végétaux”15. Force est de constater que ce n’est pas le cas ! C’est là qu’interviennent les 6 tonnes de matières organiques vivantes restantes.
Mais un peu vivantes aussi
Je ne vous apprends rien, si nous ne marchons pas aujourd’hui sur des dizaines de mètres de débris végétaux, c’est bien sûr parce qu’ils se décomposent. Ou plutôt – pour ne pas le formuler comme s’il s’agissait d’un processus magique se déroulant par lui même – ils sont décomposés par le travail acharné et collectif de la myriade16 d’organismes vivants dans les sols. Déduction faite des 6 tonnes de racines honteusement volées par la section précédente, ces organismes constituent les 6 tonnes restantes (sur le total de 12 tonnes de matières organiques vivantes, et sur les 4000 tonnes de “terre” de départ, vous suivez j’espère ?).
Mais avant de faire l’inventaire plus détaillé de ces quelques tonnes, nous avons une boucle à boucler (ou “un cycle à cycler”, mais cela sonne un peu moins bien) ! Que deviennent en effet ces matières organiques mortes décomposées ? Et bien c’est un peu la même histoire que pour le devenir du glucose produit par la photosynthèse. D’abord, une partie est assimilée par les organismes décomposeurs (et ensuite leurs prédateurs) et se trouve donc intégrée dans leur propre matière organique. La matière organique morte redevient alors de la matière organique vivante ! Mais qu’en est-il de l’autre partie, dont je n’ai par ailleurs sournoisement pas parlé dans la section précédente17 ? Celle-ci est en quelque sorte “brûlée” (un terme plus exacte serait “oxydée”) pour libérer et utiliser l’énergie qu’elle contient : c’est ce que l’on appelle la respiration cellulaire. Pour faire simple, c’est l’inverse de la photosynthèse. En équation (car je sais que vous adorez ça, je l’ai bien vu plus haut quand vous avez lu l’équation de la photosynthèse), cela donne
Le carbone organique redevient inorganique, sous forme de \( \ce{CO2} \), en attendant de sortir du sol pour rejoindre l’atmosphère et de peut-être un jour refaire un tour de cycle.
La quantité de matières organiques mortes dans les sols dépend donc de l’équilibre entre photosynthèse et respiration cellulaire. Si, à l’échelle d’un écosystème, la photosynthèse produit plus de matière organique que la respiration cellulaire n’en consomme, la quantité de matières organiques mortes dans les sols tend à augmenter. Dans le cas contraire, cette quantité diminue. Si les deux processus se compensent parfaitement, la quantité de matières organiques mortes dans les sols est à l’équilibre !
“Mais Antoine cette parenthèse bien que très intéressante et bien amenée ne nous dit pas du tout ce qui se trouve dans ces 6 tonnes de matières organiques vivantes qu’il nous reste à décrire ?” Premièrement, je ne vous permets pas d’intervenir par écrit dans mon texte. Ensuite, patience : nous y sommes presque !
Ces 6 tonnes, donc, sont constituées des bactéries et des champignons d’une part (que l’on appelle collectivement les micro-organismes) et des animaux du sol d’autre part (que l’on regroupe parfois sous le terme de pédofaune). Et contrairement à ce que l’on s’imagine en général de prime abord, ce sont bien les micro-organismes qui pèsent le plus lourd : autour des 5 tonnes sur les 6 restantes ! Environ 3,5 tonnes pour les champignons, et 1,5 tonne pour les bactéries. Les micro-organismes ont beau être minuscules (par définition), ils sont très, très, vraiment très nombreux.
Dans 1 gramme de terre, par exemple, on dénombre de l’ordre d’un milliard de bactéries. Dans ce même grame de terre, le réseau de filaments qui constitue le mycélium des champignons peut atteindre plusieurs dizaines à plusieurs centaines de mètres de longueur. Si cela ne vous impressionne pas, je ne sais vraiment pas ce que je peux faire de plus.
Enfin, la dernière tonne est donc constituée des animaux du sol : nématodes, acariens, collemboles, vers de terre et taupes par exemple. Ils sont certes individuellement plus lourds mais ils sont, assez logiquement, beaucoup moins nombreux.
« Oui mais moi j’ai lu d’autres chiffres ailleurs en fait »
C’est très probable en effet ! Personnellement, je ne suis encore jamais tombé sur deux livres traitant des sols qui donnent exactement les mêmes chiffres pour tout.
Les chiffres donnés dans cet article sont donc à prendre pour ce qu’ils sont : des ordres de grandeur, des moyennes. En pratique, ces chiffres varient énormément selon de nombreux paramètres, par exemple selon l’utilisation des sols (agriculture, foresterie, milieu naturel ou urbain) et le climat.
Les fourchettes de chiffres données par la littérature sont d’ailleurs en général énormes. Pour Girard et al.18 par exemple, les bactéries pèsent entre 20 et 2000 kg par hectare. Pour Weil et Brady19, les champignons pèsent entre 1000 et 15 000 kg par hectare tandis que les animaux pèsent eux entre 200 et 6000 kg par hectare.
Bref, j’ai dû choisir. Les chiffres donnés ici sont plus proches de ceux cités par Gobat et al.20, en essayant de viser vers le milieu de la fourchette quand celle-ci est très large, histoire d’être raisonnable.
En bref
Il y avait trop de chiffres dans ce premier article et vous n’êtes plus sûr en définitive de savoir de quoi un sol est constitué ? Je comprends. Comme je suis gentil, j’ai compilé tous ces chiffres dans un joli diagramme qui résume notre inventaire du contenu moyen des sols.
Joli diagramme résumant l’inventaire du contenu moyen des sols. Après l’avoir lu, ne partez pas trop vite ! Il reste encore la conclusion.
Conclusion
J’espère que ce premier article aura déjà un petit peu contribué à rendre les sols sous nos pieds un peu moins étranger qu’une planète lointaine !
Le décor des prochains articles est posé. Un mélange intime de constituants minéraux et de matières organiques mortes, ménageant entre eux un important réseau de pores dont la diversité de tailles reflète la diversité de tailles des constituants des sols. Dans ces pores, de l’air ou de l’eau, où séjournent de très nombreux organismes, eux aussi de tailles incroyablement diverses. À moitié dans les sols, les végétaux se chargent de leur vivant de transformer l’inorganique en organique. À leur mort, ils lèguent aux sols une partie de ce qu’ils ont construit à partir de la photosynthèse. Viennent alors les autres organismes des sols, ceux qui, comme nous, ont besoin de manger. Ils mâchent, découpent, fragmentent, décomposent et, tout en réanimant une partie de ces matières organiques, ils oxydent complètement une autre partie de ce legs végétal, libérant ainsi les nutriments empruntés aux sols et renvoyant le carbone vers l’atmosphère où il a été puisé. La boucle est bouclée.
C’est dans ce décor que nous irons nous promener dans les prochains articles. J’espère vous y croiser !
P.-S. : pour toute question, remarque ou retour sur ce premier article, n’hésitez pas à me contacter en cliquant ici.
Remerciements
Merci à mes cobayes/relecteur.rices et à Yannick Agnan, professeur de sciences du sol à l’UCLouvain, pour leur relecture attentive.
Merci aussi à mes premiers supporter.rices sur la plateforme Buy me a coffee.
Références et notes
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Ecology in the underworld, introduction du journal Science de juin 2004 intitulé “Soils: the final frontier”. La version originale de cette citation (en anglais) est aussi reprise dans l’avant-propos de Gobat et al. Revenir en haut ↑
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Si vous n’êtes pas familier avec la locution latine “et al.”, sachez qu’elle signifie “et autres” et qu’elle est utilisée pour abréger la liste des auteurs que l’on cite. Si ce n’est pas très sympa pour les autres auteurs, cela me permet dans ce cas d’éviter d’écrire “Hans-Peter Blume, Gerhard W. Brümmer, Heiner Fleige, Rainer Horn, Ellen Kandeler, Ingrid Kögel-Knabner, Ruben Kretzschmar, Karl Stahr et Bernt-Michael Wilke commencent par définir les sols comme…”, ce qui est quand même vachement long et très difficilement prononçable pour des non-germanophones. Revenir en haut ↑
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Blume et al., Scheffer/Schachtschabel Soil Science, Springer, 2015. Revenir en haut ↑
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Le préfixe “pédo” de “pédopsychiatre” vient lui du grec paidos, qui signifie “enfant”. Merci le Wiktionnaire. Revenir en haut ↑
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Inspirée de Aubert et Boulaine, La pédologie, Presses Universitaires de France, 1980. (Sur base d’un extrait cité dans Gobat et al.) Revenir en haut ↑
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Le facteur humain est parfois ajouté à ces 5 facteurs pour souligner l’impact particulier qu’a l’humain sur les sols en fonction de l’usage qu’il en fait. Revenir en haut ↑
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Denis Baize, Naissance et évolution des sols, Quae, 2021. Revenir en haut ↑
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Le dioxyde de carbone, ou \( \ce{CO2} \), acidifie l’eau en s’y dissolvant. L’eau de pluie, par exemple, qui est en équilibre avec le dioxyde de carbone que contient l’atmosphère, est donc naturellement légèrement acide, avec un pH autour de 5.6. (La neutralité étant à pH = 7). Revenir en haut ↑
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1 µm (micro-mètre), c’est mille fois plus petit qu'1 mm (milli-mètre). En ordre de grandeur, une bactérie mesure entre 1 et 10 µm, tandis que l’épaisseur d’un cheveu humain varie entre 50 et 100 µm. Revenir en haut ↑
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Girard et al., Étude des sols, Dunod, 2011. Revenir en haut ↑
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Notez que ce dialogue est fictif, ni vous ni moi ne sommes capables de nous entendre à travers le médium qu’est cette bête page web statique. Et je vous avoue que cela m’arrange, car cela me permet de façonner votre partie du dialogue comme bon me semble pour mener la discussion où je le souhaite. Ici, par exemple, j’ai volontairement omis les plantes de la liste des organismes vivants que vous citez pour pouvoir faire un petit détour explicatif et introduire moi même les plantes par la suite. Revenir en haut ↑
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Pour les fans de chimie (si, je vous jure que ça existe), le carbone est réduit. Il passe d’un degré d’oxydation de +4 dans le \( \ce{CO2} \) à un degré d’oxydation moyen de 0 dans la matière organique. Revenir en haut ↑
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Ça sent le cycle par ici, vous ne trouvez pas ? Revenir en haut ↑
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Vague. Désolé. Revenir en haut ↑
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Balesdent et al., 80 clés pour comprendre les sols, Quae, 2023, p. 25. Précision importante : les auteurs ajoutent “mais la réserve de \( \ce{CO2} \) atmosphérique disponible pour les végétaux aurait été épuisée bien avant”. Revenir en haut ↑
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Le saviez-vous ? Myriade signifiait à l’origine 10 000, un nombre largement insuffisant pour décrire la quantité d’organismes vivant ne-fut-ce que dans 1 gramme de sol ! Une myriade de myriade eut été plus juste. Revenir en haut ↑
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Si vous aviez remarqué ce subterfuge rédactionnel, félicitations. Vous gagnez votre poids en vides du sol. Revenir en haut ↑
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Girard et al., op. cit., p. 67. Revenir en haut ↑
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Weil et Brady, The Nature and Properties of Soils, Pearson, 2017. Revenir en haut ↑
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Gobat et al., Le sol vivant : base de pédologie - biologie des sols, Presses Polytechniques et Universitaires romanes, 2013. Revenir en haut ↑